(BFM Bourse) - Aussi critiquée que mal comprise, la vente à découvert ne représente qu’une infime part de l’ensemble des transactions boursières. Pour la bonne raison qu’il n’existe aucune stratégie plus dangereuse. L’affaire GameStop en est le parfait exemple.
Gagner de l’argent sur la baisse d’une action qu’on juge trop chère. Contre-intuitif au départ, le principe commence à être relativement connu. La technique s’appelle vente à découvert, en anglais short-selling. Elle consiste à emprunter (moyennant un loyer convenu) ladite action à quelqu’un qui la détient et la vendre sur le champ, en tablant sur une baisse du cours qui permettra de la racheter moins cher au moment de la restituer à son propriétaire, en empochant donc la différence.
Première difficulté : il faut trouver des titres à emprunter. Les gérants de fonds signent des contrats globaux, souvent à l'année, avec des spécialistes du prêt de titres. Ils leur donnent ainsi accès aux titres de leurs portefeuilles moyennant rémunération –incidemment cela amène un petit surcroît de performance au bénéfice de tous les investisseurs du fonds, ce qui fait que des titulaires d’assurance-vie profitent à leur insu du phénomène- et avec la garantie de pouvoir rappeler les titres à tout moment lorsque le gérant décide d’alléger ses positions.
Une perte potentiellement illimitée
Puisqu’il faut bien que quelqu’un perde (voie la valeur de ses titres diminuer) pour que le vendeur à découvert gagne, l’idée rebute de prime abord. Mais la moins-value de l’un est coïncidente de la plus-value de l’autre, et non sa conséquence. Si vous avez misé 100 sur un titre qui n’en vaut plus que 50, le résultat sur votre compte sera de -50%, indépendamment du fait qu'un vendeur à découvert ait, ou non, fait l'opération inverse. Et à l'achat, la limite basse c’est toujours zéro... mais pas plus. Autrement dit, vous ne pouvez perdre que ce que vous avez misé. Mais pour le vendeur à découvert, c’est le gain potentiel qui est limité (il est compris entre son prix de revient et zéro) alors que s’il se trompe, la perte est littéralement infinie : plus le titre qu’il a vendu à découvert monte, et plus il lui coûtera cher de se racheter pour clôturer sa position – en rappelant qu’il ne maîtrise absolument pas le timing puisque le prêteur peut réclamer à tout moment les titres.
Le vendeur à découvert s’engage donc dans un pari où il s’expose à une perte illimitée, sans maîtriser l’échéance de l'opération. Spoiler: par construction c'est généralement au pire moment, lorsqu’un titre s’envole, qu'on lui présentera l'addition. La vente à découvert ce n’est pas l’inverse d’un investissem*nt à l’achat : c’est une pratique semée d’embûches, et lorsque le pari se retourne, c’est généralement dans des proportions désastreuses.
En outre, le fait qu’une action commence à intéresser les vendeurs à découvert provoque un embouteillage qui peut finir par tous les pénaliser. Le nombre de titres d’une société disponibles pour être empruntés étant limité, les spécialistes du prêt-emprunt ne se privent pas d’augmenter les prix au fur et à mesure. Lorsqu’il ne reste qu’une petite fraction du capital disponible, les taux d’intérêts peuvent dépasser 20 ou 30%.
Le risque de "short squeeze"
Et plus un titre est "shorté", plus il est paradoxalement facile de mettre les vendeurs à découvert en position délicate. C’est ce qu’on appelle le "short squeeze", ou le fait de mettre sous pression les vendeurs à découvert jusqu’à ce qu’ils craquent.
De fait, il est courant que lorsque le cours d’un titre augmente soudainement, les prêteurs de titres demandent à ce que leurs actions leurs soient retournées immédiatement, contraignant les vendeurs à découvert à déboucler leurs positions. Ces dernier doivent alors acquérir sur le marché, au prix fort, les actions vendues à découvert. Ces rachats d’actions contraints ne font qu’accélérer la hausse du cours (d'autant plus lorsque qu’on parle d’une petite société dont le capital est relativement limité), accentuant la pression sur les shorts, etc.
C'est exactement ce qui s'est passé cette semaine sur GameStop - le caractère inédit cette fois découle du fait que ce sont une multitude d'investisseurs individuels (mais également certains professionnels) qui se sont coordonnés pour faire monter le cours, dans le but revendiqué de faire sauter les positions à découvert.
Considérant que le jeu n'en vaut pas la chandelle, même parmi les financiers chevronnés, habitués aux montages complexes, au maniement de produits dérivés les plus simples aux plus alambiqués, beaucoup avouent éviter à tout prix de "shorter" un titre.
Une pratique marginale mais qui a aussi son utilité
Selon les données compilées par Muddy Waters, un spécialiste de la vente à découvert, les actifs sous gestion des fonds exclusivement dédiés à des stratégies d’investissem*nt principalement "courtes" ont décliné au niveau mondial de 8 à 2 milliards de dollars entre 2009 et 2019 – montrant assez logiquement qu’elle devient marginale car de moins en moins payantes alors que les marchés ont en parallèle connu pendant cette période une ascension continue.
Pour 99,9% des investisseurs, il convient d’éviter comme la poudre cette approche – mais il est important d’en saisir les enjeux et les avantages qu’apporte la vente à découvert à l’échelle du marché.
D’une part, cette technique permet aux investisseurs "longs" (à l’achat uniquement) de se couvrir contre le risque de baisse. Un gérant pourra allouer une toute petite fraction de son portefeuille à des ventes à découvert (d’autres solutions existent également) et ainsi amortir pour ses clients l’effet d’un retournement brutal des marchés.
D’autre part, les vendeurs à découvert dit activistes ont souvent joué un rôle essentiel dans la mise au jour de scandales financiers. Miser contre une entreprise nécessite d’abord de se forger une solide conviction qu’elle est soit simplement survalorisée par le marché, soit qu’elle dissimule de mauvaises pratiques comptables ou carrément des comportements frauduleux. Cela implique un travail d’enquête minutieux avant de faire connaître sa position, en prenant le risque d’être d’abord attaqué par la société incriminée – voire dénoncé par les actionnaires trop naïfs ou même le régulateur.
D'Enron à Wirecard, en passant par les subprimes
Ainsi, dans la plupart des grands scandales financiers des dernières décennies –de l’affaire Enron à la crise des subprimes- ce sont au départ des vendeurs à découvert qui ont tiré la sonnette d’alarme… Souvent sans être pris au sérieux au début. Le cas s’est encore vérifié l’an dernier au sujet du prétendu fleuron allemand de la fintech Wirecard, dont les dirigeants sont aujourd’hui en prison ou recherchés par Interpol.
Les grossières incohérences du dossier ont échappé pendant des années au acteurs de la place financière allemande - mention spéciale au superviseur du marché allemand, la Bafin, dont le premier réflexe fut d’essayer de protéger l’entreprise des vendeurs à découvert. Dès 2008 certains investisseurs avaient questionné la comptabilité de l'entreprise mais ce sont eux qui avaient été condamnés, accusés d'avoir tenté de manipuler le cours de différentes sociétés allemandes en vogue à l'époque, dont Wirecard mais aussi Thielert et Conergy (qui ont elles aussi fait faillite).
En 2015, le Financial Times a commencé une série d'articles au long cours - réunis aujourd'hui sous le titre "The House of Wirecard". Dans une enquête aussi édifiante que brillamment narrée- le journal britannique pointait du doigt des incohérences flagrantes dans les comptes. Résultat, le parquet de Munich avait ouvert une enquête préliminaire... à l'encontre du reporter du FT, soupçonné d'être lié à de supposées manipulations du cours de Wirecard. La leçon sera-t-elle retenue?
Guillaume Bayre - ©2024 BFM Bourse